L'Atelier de lithographie, une évolution permanente
La presse lithographique fut d’abord le matériel d’impression de son époque, comme l’était pour d’autres travaux, la presse typographique. Avant guerre, les affiches de Cassandre, Loupot et bien d’autres affichistes étaient imprimées sur presse lithographique. C’était le mode d’impression des grands formats en particulier. Cette technique, fort répandue à l’époque, nul ne l’aurait prise pour une technique de luxe. Quand, à la fin du XIXe siècle, Toulouse-Lautrec s’en emparait pour créer les affiches du Moulin Rouge, il faisait ce que tout artiste de tout temps rêve de faire, sortir de l’épreuve unique ou limitée pour accéder aux forts tirages et atteindre le plus grand nombre de personnes.
De l'affiche grand public à l'épreuve d'artiste
Les années passant, les techniques d’impression évoluent. Les affiches ne sont plus imprimées en lithographie, mais en offset. La photo va révolutionner la reproduction. De la pierre, si belle mais si lourde et si peu pratique à œuvrer, on passe à la plaque de zinc sur laquelle on dessine directement. Puis bientôt aux films, encore plus pratiques et moins chers. Pour réduire les prix, l’évolution de la technique, du zinc au film plastique, impose également des supports papier de plus en plus industriels, solides mais légers et surtout blanchis au chlore. Seuls les éditions de luxe et les artistes continuent à utiliser les papiers vélins sans acide qui garantissent une bonne conservation.
Les ateliers de litho industrielle, en grand nombre, disparaissent après guerre, ne reste que l’atelier d’art lithographique produisant pour les artistes. La lithographie demeure pour le peintre l'un des seuls moyens de multiplier son œuvre en quelques exemplaires signés. De plus, le contact avec le lithographe, indispensable traducteur de l’oeuvre, est précieux. Si la presse est toujours la même, la pierre est souvent remplacée par la plaque d'aluminium. Pourtant, alors que partout ailleurs le temps s’est accéléré, ici il n’a pas changé. Sa vitesse reste la vitesse de l’homme et pas celle de la machine. Le respect de l’oeuvre, l’écoute de l’artiste, le long travail de mise au point de la teinte ou de la texture décident seuls du temps nécessaire.
De la mécanique à l'informatique
Les artistes vivent avec leur temps, mais rien ne leur avait été proposé avant l’arrivée de l’informatique pour remplacer ou compléter l’offre lithographique. Avec le développement de celle-ci, ils ont découvert d’autres possibilités d’expression qui, sans perdre ni en qualité de matière (les papiers sont les mêmes) ni en qualité de vie (le temps de faire les choses), leur ouvrent d’autres chemins. La caractéristique de notre époque est que, de l’apprenti à l’usine, de l’artiste à l’imprimerie en passant par le photograveur, tous sont équipés du même outil : l’ordinateur. Chose inconcevable au temps où chacun possédait les outils de son rang et de sa profession. Les artistes entendent bien profiter de ces nouvelles techniques pour s’en servir à leur manière qui n’est ni celle de l’ingénieur, ni celle du gestionnaire et la plier à leur vision. C’est ainsi qu’une technique évolue. Nos ateliers sont les lieux et les partenaires qui vont concrétiser leurs projets. Comme nous l’avons toujours fait, c’est avec le même soin, la même attention, le même souci du détail, que nous tirons une épreuve. L’informatique a créé des demandes que nous ne pouvons que traduire sur épreuve pigmentaire, en particulier quand il y a des apports photographiques. Il y avait donc l'épreuve lithographique, il y a donc aussi maintenant l'épreuve pigmentaire. Les épreuves sont d’apparence identique, même papier pur coton, pareillement signées et numérotées.
De la lithographie à l'épreuve pigmentaire
Nous constatons tous les jours que des peintres équipés du même ordinateur produisent des œuvres de facture très différente. Ce qui fait notre différence n’est donc pas le matériel, mais notre métier et une pratique propre à notre culture de l'estampe. C’est la raison pour laquelle, en plus du matériel informatique, nous avons toujours nos presses lithographiques, car pour nous l’approche du travail est la même et nous en maintenons les conditions. Notre métier de lithographe nous a permis d’apporter beaucoup à la technique du tirage pigmentaire. Il nous a aussi permis de nouer un dialogue constructif avec les fabricants d'encres, de papier et du matériel le plus en pointe dans ce domaine. Ces entreprises restent attentives à l'œuvre sur papier, à l’estampe et aux techniques artisanales que nous représentons et qu’ils considèrent comme autant de laboratoires de recherche. Mais par un curieux retour des choses, nous nous sommes aperçu que notre approche de la lithographie traditionnelle avait également évolué, comme transformée par l'évolution technique. Voila pourquoi nous maintenons ces deux techniques d’impression qui ne forment qu’un seul métier servi par une seule discipline.
Franck Bordas, conversation avec Jean Perret, novembre 2004