La peinture de Gilles Aillaud a pour sujet - pour horizon - la physis. Non la "nature", car ce mot soulève encore trop d'équivoques, notamment romantiques. Mais bien cette chose grecque, cette épaisseur chaude et trouée, la physis des philosophes anciens, le royaume clairsemé de l'être, dans sa pure apparition. Autant dire des paysages, des animaux, peu d'hommes. Dans ce procès figuratif au dispositif simple et même austère ("voir sans être vu", comme il l'a écrit lui-même à propos de Vermeer, ou toucher sans laisser de traces, ou recueillir sans rien prendre), les animaux se sont imposés d'emblée comme une vivacité particulière du monde, comme des noeuds d'intensité arrêtant le regard et le fixant sur ce qu'il ne peut pénétrer. Des masses ou des touffes, des mouvements ou des poses, veille et sommeil tressant ensemble le visible et le caché.
Vers la fin des années 80 naquit avec Franck Bordas l'idée de déployer ce rapport sous la forme d'une suite continue de lithographies en noir et blanc, de format identique. Ce fut l'Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux dont à ce jour quatre volumes ont paru. Chaque volume comprend un peu plus de cinquante planches. Les trois premiers se succédèrent très rapidement. Le quatrième voit aujourd'hui le jour.
L'économie des moyens (le dessin en noir sur la pierre, le strict report sur papier blanc) et la diversité des traitements (d'un rendu réaliste à une simple suggestion, du caressé au griffé) produisent, feuille après feuille, un effet d'écriture, avec ses syncopes, ses ponctuations, ses tensions rythmiques, ses passages en douceur. Ce qui se dégage, mais comme dans un monde, c'est la nature intrinsèquement buissonnière du règne animal, ce sont des styles, des paraphes, des signatures qui sont des propositions, et qui rendent manifeste la discrétion avec laquelle chaque animal incorpore sens et beauté.
Les planches du tome I étaient accompagnées de textes demandés par Gilles Aillaud à divers amis, chacun d'entre eux s'essayant à faire le portrait d'un ou de plusieurs animaux. Il y eut donc des textes de Giorgio Agamben, Richard Crevier, Michel Deutsch, Heiner Müller, Jean-Louis Schefer, Hanns Zischler... , ainsi que de Gilles Aillaud lui-même.
Le tome II fut conçu et réalisé à sa suite, mais de manière très différente. Une petite presse lithographique spécialement fabriquée fut envoyée à Nairobi et c'est là, au Kenya, que les planches du volume, ainsi que les textes qui les accompagnent, furent produits. A partir de Mahindu, une maison située dans la région du lac Naïvasha, la récolte des croquis, des impressions et des relevés se fit sur place, c'est-à-dire sur les réserves du Kenya, de celle, toute proche, de Hell's Gate, qui fut pour nous comme l'antichambre du voyage, à d'autres plus vastes et plus éloignées. Cette immersion dans le paysage constitue évidemment pour moi, qui eut la chance d'écrire les textes de ce tome II, pour Gilles Aillaud, pour Franck Bordas et pour les proches qui nous accompagnèrent dans l'aventure, un souvenir inépuisable auquel nous retournons souvent.
Puis arrive plus tard, maintenant, le tome IV, qu'accompagne un texte continu, une sorte de "dissertation sur les animaux". Je me suis efforcé de ne pas y trahir le regard limpide et non sentimental qui est celui qui imprègne d'un bout à l'autre les lithographies de Gilles Aillaud. Dans leur solitude, elles ouvrent tranquillement la brèche d'une version non lyrique et même sans doute anti-lyrique de la beauté.
"Je veux retourner dans le labyrinthe", disait Gilles Aillaud dans l'un de ses poèmes. On peut dire qu'il l'a fait, qu'il y est retourné, et que ce que nous voyons et qu'il nous donne, c'est ce qui était peint sur les parois.
Jean-Christophe Bailly, 2000
Gilles Aillaud, encyclopédie de tous les animaux y compris les minéraux
exposition à la Bibliothèque de France, site François Mitterrand,
du 26 mai au 18 juillet 2010